Un vignoble enraciné dans l’Antiquité méditerranéenne
Aux portes de Nice, accroché aux contreforts des préalpes, le vignoble de Bellet est plus qu’un simple paysage viticole. Il s’agit d’un terroir dont l’histoire épouse celle de la Méditerranée, puisant ses racines dans l’Antiquité la plus profonde. La présence de la vigne sur les collines de Bellet commencerait au temps des colonies grecques, aux alentours du IVe siècle avant J.-C., lorsque Marseille (Massalia) rayonnait sur cette partie du littoral. Des fouilles archéologiques menées entre La Madeleine et Crémat ont mis au jour des amphores à vin d’origine grecque, puis romaine, preuves concrètes de cette vocation viticole précoce (Source : Syndicat des vins de Bellet).
La conquête romaine va parfaire ce patrimoine : la ville de Cemenelum (actuel quartier du Cimiez à Nice) devient, avec sa villae et ses pressoirs, le cœur d’un réseau prospère d’exploitations. Les Romains perfectionnent l’art de la viticulture et forgent les bases des terroirs que l’on connaît encore aujourd’hui.
Entre Moyen Âge et Renaissance : constance et prestige
L’époque médiévale n’entame pas ce continuum, bien au contraire. Les chartes locales mentionnent la vigne dès le XIe siècle. Souvent propriété de puissantes abbayes niçoises puis de grandes familles patriciennes, elle fait la fierté de la cité. Un édit de Charles-Emmanuel Ier, duc de Savoie au XVIe siècle, confirmait déjà la réputation d’excellence des vins de Bellet, appréciés dans toute la Maison de Savoie. Le vignoble traverse la Renaissance sans jamais cesser de prospérer, grâce à un climat doux et au savoir-faire transmis de génération en génération.
- XIe siècle : Premiers écrits témoignant de la viticulture sur Bellet.
- 1500-1600 : Apogée du commerce des vins avec les régions de l’arc alpin et jusqu’à Turin.
À la fois fierté locale et bien patrimonial, le vin de Bellet accompagne les grands moments de la cité niçoise, servi lors des fêtes religieuses ou familiales, scellant l’identité de ce terroir.
Le XIXe siècle : Paris découvre le Bellet, puis la crise du phylloxéra
La fin du XVIIIe et le XIXe siècle consacrent véritablement le renom national du vignoble. Lors de la Révolution puis du rattachement du Comté de Nice à la France en 1860, le Bellet s’invite sur les tables nobles de la Capitale. Alexandre Dumas père, dans son ouvrage Le Grand Dictionnaire de Cuisine, place le Bellet parmi les meilleurs vins français, évoquant « la délicatesse d’un terroir où la mer vient adoucir la rudesse alpine ».
Vers 1875-1880, le Bellet compte alors près de 600 hectares rangés en terrasses du Var à Crémat. Mais l’arrivée du phylloxéra – ce puceron ravageur originaire d’Amérique – bouleverse tout. Comme pour le reste du vignoble français, la quasi-totalité des pieds de vigne meurent en quelques années. Si la replantation sur porte-greffes américains sauve la production, le Bellet ne retrouvera jamais ses volumes d’antan.
- Superficie maximale : jusqu’à 600 ha au XIXe siècle, contre 50 ha aujourd’hui (Syndicat Bellet).
- Début du XXe siècle : exode rural, urbanisation, et guerres mondiales menacent l’existence même du vignoble.
Un terroir façonné par la géographie et le temps
Le secret de la pérennité de Bellet, au-delà de sa longue histoire, tient à la singularité de son terroir. Entre mer et montagne, blotti entre 100 et 400 mètres d’altitude, le vignoble profite des brises marines tout en étant protégé des excès climatiques par les collines environnantes.
- Sol : Poudingue de Bellet, mélange de galets roulés, d’argile et de sable, retient la chaleur le jour et la restitue la nuit, forgeant des vins structurés et aromatiques (Syndicat Bellet).
- Microclimat : Influence méditerranéenne alliée à un ensoleillement exceptionnel (près de 300 jours/an) et des écarts thermiques bénéfiques à la maturité du raisin.
Cette identité géologique est un legs, fruit de millions d’années de dépôts fluvio-glaciaires, qu’aucune transformation humaine n’a pu altérer.
Des cépages rares et autochtones, reflets d’un héritage méconnu
L’originalité de Bellet repose aussi sur la préservation de cépages strictement locaux, disparus ailleurs ou profondément adaptés à ce coin de Méditerranée. Le plus emblématique est sans doute le Rolle (ou Vermentino), cépage blanc roi des collines, célébré pour ses arômes de fleurs blanches, d’agrumes et de fenouil.
Mais l’histoire retient aussi le Folle Noire (ou Fuella Nera), cépage rouge autochtone, quasi disparu en dehors de Bellet, donnant des vins épicés et élégants. À leurs côtés, le Braquet – mentionné dès le XVIIIe siècle – occupe une place particulière, avec sa typicité florale rappelant la violette et la fraise des bois.
- Folle Noire : 80 % des surfaces rouges de Bellet aujourd'hui (Le Figaro Vin).
- Rolle :98 % des blancs produits à Bellet (Le Figaro Vin).
La préservation de ces cépages, parfois menacés par l’urbanisation au XXe siècle, n’a tenu qu’à la ténacité de quelques familles – les Aprosio, les Dalmasso, les Gaglio – qui ont continué à les cultiver en dépit des modestes rendements et d’un marché souvent incertain.
Le renouveau de l’appellation : l’AOC, un nouveau souffle
Le XXe siècle fut celui des épreuves. Après l’hécatombe du phylloxéra, l’urbanisation galopante de Nice et la croissance du tourisme menacent de faire disparaître Bellet sous le béton. En 1941, alors que le vignoble se réduit à 60 hectares morcelés, dix propriétaires convaincus obtiennent de l’INAO la création de l’Appellation d’Origine Contrôlée Bellet – l’une des toutes premières AOC viticoles de France (INAO).
- 1941 : Reconnaissance officielle de l’appellation Bellet par l’INAO.
- 1970 : Seuls 30 hectares sont encore plantés après la Seconde Guerre mondiale.
Ce label protège des cépages locaux, des méthodes de culture et du terroir contre la disparition. Il attire l’attention de nouveaux vignerons et d’investisseurs. Dans les années 1990, de nouvelles générations relancent les plantations, souvent en bio et avec des rendements limités, pour privilégier qualité et typicité.
- Superficie actuelle : Environ 50 hectares pour une production totale de moins de 200 000 bouteilles/an (Syndicat Bellet).
- Nombre de domaines : 9 caves actuellement (contre plus de 20 au XIXe siècle).
Bellet aujourd’hui : une exception vivante à l’épreuve du temps
Aujourd’hui, le vignoble de Bellet se distingue comme l’un des plus petits et rares de France, englobé entièrement dans la commune de Nice. Fier porteur du patrimoine niçois, il survit sous la pression immobilière et la spéculation foncière grâce à l’engagement de ses vignerons et au soutien croissant d’amateurs éclairés.
- Superficie viticole dans l’espace urbain : Bellet est la seule AOC métropolitaine incluse à 100 % dans une grande ville française (France Bleu).
- Vins servis à la table des Chefs d’État, au G20 de Cannes (2011), ou lors de réceptions au Palais de l’Élysée.
- Conversion massive en bio : aujourd’hui près de 95 % des surfaces cultivées sont engagées dans la certification biologique (Terre de Vins).
Le vignoble conserve son caractère confidentiel, mais sa notoriété ne cesse de croître grâce à sa singularité, à ses vins ciselés, tantôt solaires, tantôt minéraux, toujours marqués par l’empreinte d’un territoire où la vigne tutoie la mer et les montagnes. Bellet est désormais perçu comme un dernier bastion de l’authenticité méditerranéenne : résistant, racé, inattendu.
Perspectives et nouveaux horizons pour Bellet
À l’heure du défi climatique, Bellet se réinvente : sélection massale, adaptation des porte-greffes, recherche de vieilles souches, toutes les expérimentations soulignent la créativité et la résilience de ses acteurs. L’intérêt grandissant pour l’œnotourisme, la reconnaissance des restaurants étoilés locaux, et l’intégration du vignoble au patrimoine culturel de Nice – désormais classée au patrimoine mondial de l’UNESCO – donnent à Bellet de nouveaux leviers pour rayonner.
- Initiatives intergénérationnelles entre familles vigneronnes historiques et nouveaux venus.
- Développement des visites et dégustations pédagogiques au cœur des collines.
- Projets de conversion totale en biodynamie et innovations dans la vinification, pour toujours mieux capter l’essence du terroir.
L’histoire de Bellet ne relève donc pas du passé figé, mais bien d’un mouvement vivant où chaque millésime renouvelle le dialogue entre tradition et modernité. Ce vignoble, gardien d’un savoir pluriséculaire, trace une voie singulière sur les hauteurs de Nice, où la culture du vin se conjugue à la beauté immense d’un paysage entre azur et sommets.